Guy Vlaeminck
Président du CEDEP et de la
Ligue de l’Enseignement et de l’Education Permanente
Mars 2004
Il aura fallu près d’un siècle après l’instauration de l’obligation scolaire dans notre pays pour que la Communauté française puisse imposer enfin, à l’ensemble des écoles, des objectifs communs. C’est dire combien la lutte pour les valeurs à transmettre par l’éducation fut, par le passé, longue, âpre et difficile et combien les opinions à ce sujet s’opposèrent violemment.
Dans ce processus, la publication du décret mission du 27 juillet 97 marque une étape importante qui ne devint possible que grâce à des progrès significatifs dans l’acceptation de la diversité des idées et des conceptions de vie, même si l’unanimité reste loin d’être acquise et même si le décret lui-même, délimite, dans l’article 6, les objectifs généraux qu’il assigne à tous : « Pour éviter toute confusion ou reconnaître d’emblée qu’un enseignement de caractère confessionnel peut évidemment s’inscrire avec ses références philosophiques ou religieuses dans les objectifs visés ici, il suffit qu’il reconnaisse que d’autres valeurs, d’autres références sont aussi légitimes dans une société que celles qu’il a lui-même reconnues ».
Dès lors chacun est en droit de penser, de bonne foi, que ses convictions personnelles sont suffisamment souples et ouvertes que pour autoriser d’autres à penser autrement.
La différence reste cependant importante entre ceux qui, depuis toujours, au nom de la liberté de penser et d’examiner combattent pour que soient respectées les différences et adhèrent donc au principe de la relativité des raisonnements qui échappent à la preuve, et ceux dont les convictions se sont assouplies au fil du temps au point de tolérer aujourd’hui d’autres certitudes que les leurs propres et de se dégager ainsi de systèmes de pensée contraignants et monolithiques.
Quelle neutralité ? Quelle tolérance ?
« Quand la vérité est connue avec certitude, la tolérance est sans objet, … », rappelle André Comte-Sponville (1), mais à cet égard, les religions, comme parfois les idéologies, posent problème.
Pour mesurer la distance qui peut encore séparer aujourd’hui un enseignement reposant sur les vérités particulières d’une religion de celui qui s’impose aux pouvoirs publics, nous disposons de textes.
– Le décret du 31 mars 1994 définit la neutralité de l’enseignement de la Communauté française
– Le décret du 17 décembre 2003 qui complète le précédent et concerne tout l’enseignement public
– La plaquette intitulée « Mission de l’Ecole chrétienne » publiée en mai 1995 définit le caractère spécifique des écoles catholiques.
Quelle école officielle voulons-nous ?
Sans contester le droit de chaque communauté de pensée d’organiser librement, en vertu des dispositions constitutionnelles, un enseignement conforme aux valeurs particulières qu’elle véhicule, nous pensons qu’il n’est pas sans danger pour une société d’encourager cette pratique sans promouvoir avec force, parallèlement, une éducation s’inspirant exclusivement des valeurs qui caractérisent le service public et notamment l’ouverture à la diversité croissante de la population.
Cet espace où sont promues les valeurs laïques fondamentales est le seul qui soit susceptible d’autoriser l’éclosion et l’épanouissement des identités particulières dans un contexte de confrontation pacifique et tolérante.
Au nombre des facteurs caractéristiques d’un tel enseignement, privilégions certains aspects que voici :
-
Le service public doit manifester le souci constant d’assurer la primauté de la dimension universelle de l’Homme telle qu’elle apparaît dans la Déclaration Universelle des Droits de l’Homme décrétée par les Nations Unies, au-delà des spécificités particulières auxquelles des groupes, quelle que soit leur importance, peuvent adhérer.
Pratiquant de la sorte, il respecte inconditionnellement la dignité des Humains dans l’égalité de leurs droits et de leurs devoirs et s’oppose aux tendances totalitaires propres à la majorité des mouvements idéologiques, sectaires ou religieux, en respectant les pensées et les convictions de chacun dans la mesure où elles s’expriment en restant compatibles avec les choix particuliers des autres.
-
L’enseignement de service public s’oppose à tout argument d’autorité et développe l’esprit critique des jeunes, parallèlement à leur éveil à la responsabilité. Cette règle n’empêche nullement les parents et les élèves majeurs d’opter pour le cours d’une des religions reconnues ou de la morale non confessionnelle inspirée de l’esprit du libre examen. Ces enseignements ne peuvent toutefois s’opposer de manière péremptoire aux valeurs véhiculées par les autres cours philosophiques mais doivent, au contraire, en souligner, si possible, les convergences.
-
La tolérance rend possible le pluralisme. S’il subsiste de graves incompréhensions à propos de la première, il y en aura tout autant à propos de la seconde. Rappelons ici ce qu’en dit Guy Haarscher dans son ouvrage consacré à la laïcité dans la collection (2): « L’autre a vécu les mêmes problèmes que moi, avec d’autres ressources, ce qui peut me mener à relativiser les miennes et à m’ouvrir à l’universel. Une telle intégration des différentes perspectives n’a rien à voir avec une simple coexistence de groupes étrangers les uns aux autres. Dans ce dernier cas, la discussion est refusée a priori, l’autre demande à être reçu comme tel, c’est –à- dire que les valeurs du groupe dont il émane traversent pour ainsi dire le processus éducatif sans être aucunement entamées par ce dernier. Ainsi l’enseignement devrait –il, dans une telle perspective, simplement refléter ou consolider les valeurs préalablement formées par le groupe privé. La sphère publique se trouverait de la sorte décisivement colonisée par la sphère privée. »… « En d’autres termes, pousser la demande d’autonomie communautaire et de respect de différences jusqu’à la négation de toute instance supérieure, laïque et citoyenne, garante de l’égalité de tous devant la loi, par-delà les divers enracinements, c’est réduire le social et le politique à une mosaïque de tribus, au mieux coexistantes, au pis ramenées à la violence de la guerre de tous contre tous, bref à la loi de la jungle.».
La réalité sociale belge, structurée par piliers, paraît bien éloignée d’un tel modèle.
-
Le service public a pour mission essentielle de sensibiliser aux valeurs de justice, de solidarité, d’égalité, de liberté, de tolérance qui constituent les fondements des régimes démocratiques et de la citoyenneté responsable. Il ne peut accomplir correctement cette mission en l’absence de la supervision d’un mandataire public élu , responsable devant la société du fonctionnement de l’institution et veillant en permanence au bien-être et à l’intérêt général, sans distinction d’appartenance à un groupe particulier.
Cette responsabilité ne dispense nullement les communautés éducatives de se fixer des choix méthodologiques et pédagogiques conformes à leurs projets susceptibles de conduire l’ensemble des jeunes aux objectifs imposés à tous.
Dans ce contexte, nous estimons que les critères repris dans le décret du 31 mars 1994 définissant la neutralité de l’enseignement de la Communauté française représentent le minimum de garanties à respecter par une institution publique destinée à répondre au droit à l’éducation de tous.
Une adhésion consentie
Il semble évident que tous les acteurs de cet enseignement ont le devoir d’adhérer solennellement à ces principes et qu’il revient, tant aux parents qu’aux responsables de l’institution de veiller au respect permanent de ces engagements. Une telle démarche étant naturelle chez quiconque a été éduqué en ce sens, c’est bien dans ce domaine qu’une formation s’imposera particulièrement à tous ceux qui, issus d’un enseignement qui ne pratiquerait pas un tel pluralisme, éprouveraient quelques difficultés à en comprendre le sens. Il ne s’agit cependant pas d’une mesure discriminatoire mais bien d’une garantie indispensable afin que chacun perçoive clairement l’importance et la difficulté de sa mission.
Cette formation prévue aujourd’hui par le décret ne peut se résumer à une simple formalité. Son efficacité devra être contrôlée et corrigée le cas échéant.
Aussi éprouvons-nous les plus grandes inquiétudes devant la mission de formation à la neutralité que les institutions pédagogiques confessionnelles devront désormais assumer. Nous appelons à la plus grande vigilance à cet égard et invitons parents, enseignants, directeurs et membres des pouvoirs organisateurs officiels à dénoncer toute pratique, tout discours contraire à la neutralité telle que définie par décret.
(1) « Petit traité des grandes vertus » – A. Comte-Sponville
(2) « Que sais-je ? » – Guy Haarscher